Par Rainbowl
Bon. Vous l’avez
peut-être déjà compris, la spécialiste en histoire sur ce site, c’est Alabama.
Cet article n’est donc pas l’histoire d’Auschwitz en elle-même. C’est un article
plus personnel relatant ma visite au camp de concentration Auschwitz I et
au camp d’extermination Auschwitz-Birkenau (ou Auschwitz II) en Pologne, il y a
quelques jours.
Mais quand même, un peu
d’histoire, pour mieux comprendre : Auschwitz, c’est le plus grand camp de
concentration et d’extermination nazi. Il a été créé en avril 1940 par Heinrich
Himmler, et libéré par l’Armée Rouge le 27 janvier 1945. Entre ces deux dates,
ce sont plus d’un million de personnes qui y sont mortes, dont une immense
majorité de juifs. C’est donc un symbole fort de la Shoah et de la folie
meurtrière des nazis. Ces camps ne furent pas seulement horribles en raison du
nombre de morts, mais également par le traitement des prisonniers. Primo Levi,
dans Si c’est un homme, écrit que
c’est comme cela que l’on peut comprendre le terme
d’« extermination » : c’est une destruction physique mais
aussi et surtout psychologique. Ils ne sont plus traités comme des hommes, ils
n’agissent plus comme des hommes. On détruit leur humanité, leur dignité.
Le site d’Auschwitz est
inscrit au patrimoine de l’Unesco depuis 1979, mais on a pu le visiter bien
avant : dès 1947, il devient un musée à la mémoire des victimes. Auschwitz
I a été aménagé pour accueillir une exposition permanente, Auschwitz II a été
plus ou moins laissé en l’état, avec quelques panneaux ici et là, et des
monuments commémoratifs. Auschwitz III (ou Monowitz), où a été déporté Primo
Levi, n’existe plus. Quand je parle d’une exposition permanente, il faut savoir
que c’est la même exposition depuis 1947. C’est ouvert tous les jours et
gratuit. Il est difficile de changer l’exposition dans ces conditions. Nous y
reviendrons.
Commençons. Tout d’abord, mettons-nous
d’accord : il y a une différence de taille entre visiter un château
médiéval, même chargé d’une histoire intéressante et lourde, et un camp de
concentration, non ? La différence, c’est la raison de notre visite. Je visite
un château pour ma culture ou mon plaisir. Je vais à Auschwitz pour me prendre
une claque, pour ne jamais oublier. Je viens parce que je dois le faire. C’est
mon devoir de mémoire. Eh bien, à Auschwitz, je n’ai pas senti cette
différence. Comme je l’ai dit, l’entrée est gratuite, mais pour visiter
Auschwitz I, nous sommes obligés de prendre un guide, payant. Cela ne me
dérange pas, au passage, de payer, je comprends que le site a besoin d’argent
pour être entretenu, et le fait d’avoir un guide ne me dérange pas non plus en
soi. Cependant, pour cela, il faut donc passer à la caisse, et par conséquent
attendre avec les autres visiteurs. Nous faisons donc la queue avec une foule
immense, à côté d’un snack et de toilettes. Etrange ambiance, ou plutôt ambiance
trop quotidienne. C’est une simple file de touristes. Il pleut, bien entendu
(nous sommes en Pologne, et le temps se révèle… capricieux), nous sommes
trempés, les gens rient, nous rions, de cette façon bête qu’on a de rire parce
qu’on est mouillé, et un peu idiot. Des gens nous poussent pour nous dépasser
dans la file. Des appareils qui photographient… quoi, le panneau exit ? C’est la même queue qu’à
Disneyland.
Le groupe de Français
pour la visite de 12h30 est constitué de quarante-cinq personnes. En attendant
la guide, nous mettons nos écouteurs et
nos audio-guides. Nous observons ce que nous pouvons déjà voir du camp (le
tristement célèbre portail : Arbeit macht frei, « Le travail rend libre »
en français, des baraques de SS, je crois). Tout de suite, une première
réaction : « Ca ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche. »
Nous voyons des groupes déjà dans la visite menés par des guides, déambuler à
travers le camp, assez bruyamment. Nous voyons des gens revenir du camp, sans
sembler particulièrement touchés, comme s’ils revenaient de la Tour
Eiffel : désintéressés, en bermuda, comme si rien d’important ne s’était
passé ici. A Auschwitz, donc. Nous n’avons même pas encore commencé la visite.
Notre guide est une femme
sympathique, parlant bien français avec un accent polonais agréable. Sa voix
est douce, elle ne parle pas fort, d’où les écouteurs. Nous avons de la chance,
car j’entends autour de nous des guides hurler en anglais ou en allemand des
commentaires sur le camp. Notre guide semble réellement ressentir ce qu’elle
nous décrit, ces horreurs, tout en restant professionnelle. C’est déjà cela.
Malheureusement, et elle est la première à le regretter, elle a un temps limité
pour notre visite. Nous passons donc rapidement de salles en salles, sans nous
arrêter, à peine le temps de constater que la France est la troisième pays à
avoir envoyé le plus de déportés ici (petit serrement au cœur), de photos en
photos, de baraques entièrement aménagées, donc ne ressemblant en rien à celles
de l’époque, à d’autres baraques. Deux moments forts cependant : cette
salle où des tonnes de cheveux coupés sur les déportés, ceux qui mourraient dès
l’arrivée, gazés tout de suite, sont entreposées depuis des années. Et ce n’est
que le début : des vêtements d’enfants, des chaussures d’enfants, des
casseroles, des lunettes… Tout cela m’évoque une célèbre œuvre de
Boltanski : un vêtement, une personne, une montagne de vêtements comme des
millions de disparus.
Personnes de Boltanski. |
L’autre moment fort est,
bien entendu, le passage dans la seule chambre à gaz qui n’a pas été détruite.
Je ne vois pas ce que je peux rajouter de plus ici… En ce qui me concerne, à
peine entrée, j’ai voulu sortir. Je suppose que cela se vit, et qu’il est difficile
de raconter.
Nous prenons un bus
jusqu’à Auschwitz II ou Auschwitz-Birkenau, le camp d’extermination. Sur place,
déjà il y a un malaise : des gens de notre groupe mangent un sandwich dans
le camp même. J’aimerais être encore une fois claire : ce n’est pas un
crime de se nourrir alors que des gens sont morts. Mais ça me semble… décent
d’au moins faire ça en dehors du camp. Ce n’est pas si compliqué à comprendre,
il me semble. Notre guide en est blanche. Elle nous a expliqué auparavant que
nous marchions littéralement sur des cendres humaines, impossibles à nettoyer.
Je ne fais que répéter ce qu’elle a dit, c’est certainement vrai, mais je
regrette de ne pas avoir de sources à vous donner. Notre guide nous dit :
« Auschwitz I, c’était la visite historique. Auschwitz II, ce sont les
lieux du crime. ». Et effectivement, ce n’est plus pareil : moins
de monde, ce qui est appréciable, un sentiment d’abandon, de solitude, de
silence est palpable sur le lieu, j’allais dire le cimetière. Car nous avons
vraiment l’impression de marcher dans un cimetière. Une impression plus propice
au recueillement, mais bien vite dérangée par des comportements ici ou là
complètement hors de propos : une mère et sa fille qui jouent sur les
rails (oui, les rails d’Auschwitz, les rails des trains de la mort. Je ne
plaisante pas), des poses devant les grilles, comme des photos de vacances (à
mettre sur Facebook ?)… Pire, dans la seule baraque visitable, il y a des
graffitis du style « Nantes 2005 » (gros moment de honte quand on est
français). La guide n’en peut plus. Elle nous raconte des anecdotes sur des
visiteurs qui ont reconnus des parents sur des photos de victimes, ou de SS,
nous permettant d’oublier ces écarts et de nous sentir plus en phase avec le
lieu. La pluie écourte la visite, et très vite, nous sommes déjà dehors.
Que retenir de cette
visite ? Une certaine tristesse. Déjà, la Pologne n’a pas assez d’argent
pour entretenir ce lieu. Et tout le monde s’en tape. C’est inimaginable. J’ai
vu quelques jours plus tard le camp de Płaszów,
ou du moins ce qu’il en reste. Il appartient à… je n’ai pas très bien compris,
au Jewish Council, selon le guide. Tout ce qu’ils ont pu faire, car ils
n’avaient pas les moyens, c’est faire un vague chemin dans le terrain vague
qu’est le camp à présent, et placer une pierre commémorative. C’est déchirant,
je n’ai pas d’autres mots.
L’exposition
est la même depuis 1947. Or, il se trouve que Primo Levi écrit dans l’addendum
de Si c’est un homme, qu’il est allé,
des années après, à Auschwitz I. Je me permets de citer directement l’édition traduite :
« La visite au Camp Principal ne m’a
pas fait grande impression : le gouvernement polonais l’a transformé en
une sorte de monument national ; les baraques ont été nettoyées et
repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plates-bandes. Il y a un musée
où sont exposés de pitoyables vestiges : des tonnes de cheveux humains,
des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées,
des chaussures d’enfants : mais cela reste un musée, quelque chose de
figé, de réordonné, d’artificiel. Le camp tout entier m’a fait l’effet d’un
musée. » Si un ancien déporté ne ressent rien dans cette exposition, comment voulez vous qu’un jeune
d’aujourd’hui se sente concerné ?
Oui,
je sais, ça devrait aller de soi. Mais non. Nous sommes en 2014. La Shoah me
touche énormément, mais beaucoup de personnes se sentent éloignées de cette
tragédie. Il est d’autant plus vital, pour eux, de parvenir à leur faire, non
pas comprendre, mais ressentir, ce qu’il s’est passé dans ces camps. Il y a
cette fameuse phrase dès le début de la visite à Auschwitz « celui qui ignore
son passé est condamné à
le revivre ». Mais ce n’est plus
une question d’ignorance. Je n’ai rien appris, ou pas grand-chose, que je ne
savais déjà, durant cette visite. Nous savons. Ce n’est pas pour cela que nous
le ressentons. En fait, je pourrais simplement dire qu’il manque beaucoup d’humanité
dans tout cela. Il n’y a aucun témoignage. Réellement, aucun. Les déportés ne
sont plus des gens, mais des chiffres, ou des restes de cheveux. C’est terrible
de critiquer la déshumanisation des victimes si c’est pour faire la même chose
en leur rendant hommage. Si, il y a bien ce couloir avec les photos des
déportés prises à leur arrivée au camp… mais c’est rapide. Aucun recueillement.
Aucun moyen de donner un nom à une victime, de pouvoir se rapprocher d’elle,
l’espace d’un instant, et penser brièvement que ça aurait pu être nous, que ça
aurait pu être nos proches, nos voisins, nos amis. Mais non, les victimes n’ont
pas de visages. Juste des pierres commémoratives.
Dire
que c’est dommage est un euphémisme. C’est tragique. Je n’en veux pas à ceux
qui s’occupent du camp : d’une part, ils n’ont pas de moyens, et d’autre
part, comme je l’ai dit, ils ne peuvent pas fermer le lieu, et donc modifier le
mémorial. Notre guide était idéale, dans la limite de ses moyens. Les
visiteurs… Que rajouter de plus sur eux ? Je sais, personne n’est parfait,
il peut nous arriver de rire à un enterrement, d’avoir des réactions nerveuses,
et cela ne veut pas dire que nous sommes insensibles. Mais de là à poser devant
les barbelés d’Auschwitz, et en plus, poser comme sur la plage, en se mettant
sous son meilleur jour, non, on ne peut pas accepter cela. Je vous avoue que je
n’ai pas de solutions pour le comportement des visiteurs, à part rajouter des
gardiens. Mais comment faire sans moyens ?
Quelques
jours plus tard, nous sommes allés visiter la Schindler’s Factory, celle d’Oskar
Schindler, industriel ayant sauvé plus de mille Juifs en leur évitant
Auschwitz. C’est un résumé beaucoup trop court, mais allez voir le film de
Spielberg sur le sujet, si ce n’est pas déjà fait. Cette usine a été
transformée en musée sur l’occupation allemande à Cracovie. C’est un musée
bouleversant. Les rues de Cracovie, l’ambiance de Cracovie a été recréée, et on
ressent réellement les événements. Le passage sur le ghetto juif est… je ne pouvais
pas en sortir, car sur les murs, on avait mis des témoignages, ni trop courts,
ni trop longs, qui vous prennent à la gorge. L’humain est omniprésent, les
victimes et les survivants sont là : pas une salle sans un témoignage
écrit ou audio, même vidéo, sans photos du quotidien. La vie, partout. Il faut
aller à ce musée au moins pour la fin : la salle est ronde, et sur les
murs, des extraits de témoignage en plusieurs langues différentes : ces
témoignages parlent des Justes, ceux qui ont sauvé des Juifs pendant
l’occupation allemande. Sur les colonnes, les témoignages de ceux qui n’ont pas
osé, n’ont pas voulu. Avant d’entrer dans la salle, un panneau nous informe
qu’en temps de guerre, on peut toujours faire des choix : c’est le Hall of Choices.
Le ghetto juif de Varsovie selon la Schindler's Factory. |
Le Hall of Choices. Il faut s'imaginer un morceau de violon déchirant comme fond sonore. |
Je
n’ai pas de solutions pour Auschwitz. Ce n’est que mon témoignage, mes
critiques un peu inutiles. Tout ce que je peux faire, c’est vous recommander
d’aller à ce musée, pour pleurer, et en sortir pensif, et, peut-être un peu
plus grave, de lire Primo Levi, et d’aller quand même à Auschwitz, pour clouer
le bec au prochain négationniste que vous croiserez, et pour vous dire :
« Oui, c’est arrivé. »
Wouah bon déjà venant de toi ma cousine mon avis n'allait pas être très objectif sur ce post.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup tout les post de Cadavrexquis.
J'ai vraiment l'impression d'être allé avec toi en Pologne.
Même triste qu' Auschwitz soit comme cela.
Moi qui pensait qu'en entrant dans ce "site" on allait ressentir Nuit et Brouillard et tout les autres films qui ont traumatisé ma scolarité.
Je pense qu'il faut vraiment avoir une bonne connaissance sur la Shoah pour ressentir ce que tu as ressenti là bas.
Bonne lecture en tout cas.
Déjà merci :) ça fait toujours plaisir de se découvrir une lectrice, même de sa famille x)
SupprimerJe rappelle que ce que j'écris est mon avis personnel. Peut-être que si tu y allais, tu ne ressentirais pas la même chose. Mais oui, c'est triste... Ce qui me frappe, c'est le fait que personne n'en parle justement. C'est tellement important pourtant... Je pense qu'il faut y aller quand même, donc si tu as l'occasion, n'hésite pas !
Je sais pas comment t'as fait pour en visiter autant je te jure... déjà avec Antoine on avait été y a quelque chose comme un an et demi visiter le musée de la Shoah dans le marais (il y avait une expo sur les enfants de la Shoah), on fait une première pièce assez intéressante, bon, une deuxième où il commence à y avoir des trucs qui te touchent, des photos tout ça bon... puis on finit dans une pièce où étaient exposés des pyjamas (je sais pas si ça s'appelle comme ça, enfin tu sais les trucs rayés quoi), des chaussures, des photos affreuses... et la toute dernière pièce avec des trombinoscopes d'enfants qu'on a passé une éternité à regarder. Et rien que ça, je me suis sentie super, super mal. Alors que ça a vraiment des apparences de musée mais putain... alors faire tous ces camps, chapeau. Et les gens qui posent et qui bouffent c'est des connards de ploucs qui mériteraient qu'on les dégage pour leur indécence.
RépondreSupprimerBref, des bisous quand même.
Oui, les moments où on voit "ce qui reste" si j'ose dire... c'est vraiment éprouvant... C'est vraiment plutôt la présentation du camp en soi que je remets en cause... Et c'est paradoxal qu'un musée soit plus émouvant que le lieu... Les photos sont terribles... Il y en avait aussi à Auschwitz, malheureusement, elles étaient simplement posées dans le couloir, on passait très rapidement devant, ce que je regrette, et ça encore une fois, c'est vraiment à cause de l'organisation.
SupprimerEt effectivement, on devrait les dégager mais... je ne sais pas, j'ai l'impression que tout le monde s'en fiche, et c'est ça qui me désole.