De…
Pardon ?
Oui,
mon titre est un peu sale, je sais. Aujourd’hui, on va faire un peu d’histoire
littéraire (mais si, reste, ça va être marrant, je te le promets) avec une
anecdote qui me fera toujours autant halluciner, celle d’un dîner qui a
révolutionné la littérature de la fin du XIXème siècle.
Dorian
Gray et Sherlock Holmes sont des noms qu’à peu près tout le monde connaît en
Occident. Sauf si t’habites dans une grotte. Enfin, avoir Internet dans une
grotte, ça doit pas être pratique…
Leurs
papas s’appellent Oscar Wilde et Arthur Conan Doyle. Des gens un peu connus
aussi. Mais celui qui m’intéresse, c’est le troisième, le beaucoup moins
connu : un certain Stoddart. Stoddart est américain. Il possède une revue,
le Lippincott’s Monthly Magazine. Et
Stoddart voudrait bien publier des trucs chouettes dans sa revue. A l’automne
1889, ce monsieur débarque à Londres, avec un dîner, et une proposition en
tête. Il convie deux hommes à ce dîner (et un autre, Thomas Patrick Gill,
un parlementaire irlandais, mais tout le monde s’en fiche, de lui. Pardon à ses
descendants.) : vous l’avez deviné, Wilde et Conan Doyle.
Il a rencontré le premier en 1882. Oscar Wilde menait alors une tournée de conférences
à travers les Etats-Unis, qui traitaient de la mode, de la décoration des maisons
et de la poésie. En bref, de l’art au quotidien, de l’idée de faire rentrer le
beau chez soi. C'était un jeune homme, âgé de vingt-huit ans, déjà impressionnant
par sa langue bien pendue et son tournesol à la boutonnière. Lorsqu’il a débarqué sur le sol américain, le fonctionnaire des douanes lui a naturellement demandé s’il
n’avait rien à déclarer. « Rien. »
répondit-il. Avant de se reprendre. « Mon génie. » Humilité, quand tu nous tiens. Les étudiants en
lettres citent tous du Oscar Wilde à la pelle et prouvent ainsi que seul un
sourd aurait pu tenir plus d’une heure avec lui dans une pièce. Perso, je
l’aurais tué avec un tournevis dans l’œil. C’est bien, un tournevis.
Bref,
notre cher Oscar croisait un Stoddart fasciné au cours de son voyage. Les deux hommes
continuent à correspondre après le retour de Wilde en Angleterre, et c’est avec
évidence qu’ils s’organisent une bonne bouffe lorsque Stoddart pose le pied sur
le sol londonien en 1889.
Sir
Arthur Conan Doyle n’est pas, quant à lui, un vieil ami. En 1887, il publiait un petit roman, Une Etude en Rouge,
non sans peine. Beaucoup ont refusé le texte, qui a fini par se retrouver, un
an après la vente des droits d’auteurs, dans le Beeton's Christmas Annual. Une Etude en Rouge, si cela ne vous dit
rien, c’est le premier texte où apparaissent Sherlock Holmes et John Watson. A
l’époque, c’est à peine si le roman se fait remarquer. Il passe totalement
inaperçu en Angleterre, et rencontre un succès très modeste aux Etats-Unis. Un roman à sensations parmi d'autres. « Ne forçons pas le destin, laissons tomber ce machin-là ! »
se dit alors Arthur (citation non garantie par la rédaction). Mais en 1889, la chance a tourné. Conan Doyle vient de faire paraître un roman historique qui lui rapporte une bonne
notoriété (et donc il avait suspendu la rédaction en 86 pour se consacrer à son Etude en Rouge, ironie power) : Micah Clarke. Grâce à ce livre, John Payn (non, pas l’acteur, non, ne confondez pas comme moi) le
recommande à son brave confrère, Stoddart. Le voilà convié au fameux dîner.
Numéro du Portrait. Ça donne envie. |
Avec sa bouteille de vin, le rédacteur en chef
apporte donc une proposition : que les deux auteurs (oui, on s’en fiche
toujours autant du parlementaire irlandais) écrivent pour sa revue une
nouvelle, relativement longue, qu’il promet de publier les yeux fermés.
Proposition acceptée ! Oscar Wilde s’en donne à cœur joie, et s’inspire de
La Peau de Chagrin de Balzac, sortie en 1831, et d’un autre roman, un
peu moins connu en France, de Joris-Karl
Huysmans titré A Rebours, qui date de
1884. Je vous épargne l’analyse et les commentaires sur le chef d’œuvre que ce
grand mélange a créé, Le Portrait de
Dorian Gray. Vous pouvez vous étonner de l’épaisseur du livre, si celui-ci
se trouve dans votre bibliothèque : une grosse nouvelle a donc été éditée
par Stoddart en 1890, avant que Wilde la révise et lui ajoute six énormes
chapitres qui donneront la version définitive de cette légende littéraire, en
1891.
A côté, les aventures de Conan Doyle ont l’air moins sympa.
L’écrivain était attelé à un tout autre projet lorsque la proposition est
tombée, La Compagnie blanche. C’est
avec mécontentement qu’il s’interrompt dans sa rédaction. Un biographe de Conan
Doyle, James McCearney, écrit sur cette époque : « Le Signe des Quatre est
une corvée alimentaire qui l'empêche de se consacrer à ses études
historiques ; il veut en finir au plus vite ». Au plus vite,
c’est la bonne expression. Le Signe des
Quatre est achevé en un mois seulement. Cette rapidité est due à une idée
simple de Conan Doyle : économiser un maximum de temps en reprenant des
personnages que personne ou presque ne connaît, Sherlock et John. Le moins que
l’on puisse dire, c’est que son tour a fonctionné. Deux mois à peine après la
publication dans le Lippincott’s,
une édition du Signe des Quatre est
prévue aux Etats-Unis.
Et dire que sans ça, on aurait peut-être jamais eu Benedict Cumberbatch. |
Ce
qu’il faut comprendre, c’est que le fait de publier ainsi des nouvelles dans
les journaux était monnaie courante, à l’époque. Qu’il y avait pléthore de
romans à sensations, pour Conan Doyle, et que le thème du tableau (ou du miroir, ou de la peau de chagrin) reflétant une réalité n’avait rien de neuf,
dans le cas Wilde. Le XIXème siècle est largement passé par là et les a devancés en la matière. Une publication ordinaire pour des sujets ordinaires. C’est là ce qui m’impressionne dans cette affaire :
c’était une proposition banale, et, probablement en une phrase ou deux,
Stoddart, le type qu’on a tous oublié aujourd’hui, au point que j’ai mis un
quart d’heure à retrouver son nom sur Google, a fait naître le seul et mythique
roman de Wilde et a fait renaître la référence universelle du détective privé
de Conan Doyle. De plus en plus de professeurs de littérature luttent contre un
réflexe, celui qui consiste à relier un texte avec son histoire et son auteur. Je n’ai
jamais réussi à m’y résoudre. C’est vrai, cette histoire n’apporte sûrement
rien aux textes. Elle m’amuse simplement, et je trouve toujours si incroyable
qu’un événement si futile ait donné ceux qui sont à mes yeux les deux plus
grands personnages de la littérature anglophone du XIXème siècle.
J'aime vraiment beaucoup cette anecdote ; c'est dommage qu'elle soit tombée dans l'oubli.
RépondreSupprimerOui, moi aussi. Je trouve vraiment extraordinaire que ces deux écrivains aient un tel lien. Mais c'est pour ça que j'ai fait un article dessus !
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